Il y a des lieux qui nous bouleversent. Des endroits qui appartiennent au passé, où nous ne sommes jamais retournés et que pourtant les souvenirs semblent chérir encore. Celui dont je vais parler maintenant est une entité à lui tout seul. Ce sont des murs, des objets, des odeurs, des bruits. C’est un lieu auquel je n’ai plus accès qui a dû être vendu et que j’aime plus que son précédent propriétaire. Il s’agit de l’appartement de ma grand-mère.
Dieppe, Haute Normandie. Siège de ma naissance.
On s’y rendait toujours pour les fêtes de fin d’année. Passer Noël en famille.
Le rassemblement familial du 24 décembre.
Ca sous-entend donc la présence de Champomy, de Chipsters, d’huîtres pour les courageux, de mes cousins, mon oncle et sa joie de vivre, la Bûche Trois Chocolats que nous ramenait Pascale, ma tante de chez Divernet, et biensûr des cadeaux vers Minuit ; sans parler de la mise en scène savoureusement orchestrée par « les Grands », qui n’eut jamais fini de nous enflammer nos coeurs de gosses.
Le père Noël, on le voyait à tour de rôle.
D’abord, on se glaçait le nez contre la fenêtre de la salle à manger qui donnait sur le port. On essuyait vigoureusement la buée qui venait se coller dessus et nous boucher la vue. Le regard vissé au dessus des réverbères, on scrutait le ciel et au milieu d’une masse de nuages, l’un des trois cousins pointait le doigt, et prétendait avoir vu le traineau passer, tiré par les rênes du Père Noël. Les deux autres le croyaient, toujours, et s’attristaient de ne pas l’avoir vu en premier. Alors, c’était au tour d’un autre de s’inventer un convoi de cadeaux passer en pleine marée noire céleste. Et il était cru sur parole.
On jouait partout, tout le temps : entre les plats et en attendant que les adultes finissent. Ca semblait toujours interminable, malgré notre désir paradoxal de jouer encore et encore et de parler de nos listes respectives envoyées au Papi Cadeaux. Puis, il m’arrivait comme aujourd’hui, de stopper mon activité pour me mettre à rêver un coup. Je regardais tout, j’étudiais soigneusement. La grande pendule, les 4 fusils de chasse au dessus de la cheminée en équilibre sur des pieds de biche, la moquette vert olive, dans une sorte de velours qui prenait des reflets jaune selon l’inclinaison des yeux et la lumière qui venait la frapper. J’aurais, gravé en tête à jamais, l’odeur de cette moquette en fin de matinée. Mais aussi comment elle nous brûlait la peau quand on chahutait dessus. Sur le grand meuble de télévision, il y avait, il me semble, en haut de la toute dernière étagère, un ou des oiseaux empaillés. Les photos de mariage de mes parents et de celui de mon oncle, trônaient sur un meuble en bois foncé. Sur les portes du buffet sculpté de l’autre côté de la table, il y avait comme de petits barreaux et un rideau posé à l’intérieur qui cachait la vaisselle.
Le Coucou dans la cuisine était très énigmatique lui aussi. Je ne l’ai jamais vu en état de marche, mais j’imaginais fort bien le stress qu’il devait produire. D’ailleurs, dans la cuisine c’était du Lino par terre, collant, drôle de consistance schkouik-schkouik ; et sur les chaises de cuisine quand on s’affalait, on avait la sensation d’entendre se dégonfler un immense coussin sous nous.
La Dame aux cheveux violets
La pièce du salon demeure une vision grandiose pour moi. D’abord son papier peint bleu était comme en relief, et selon les motifs qu’on touchait, le papier paraissait satiné ou bien rugueux. Ensuite les canapés et fauteuils “empire” je crois (ma mère va me tuer, je ne suis pas sûre de l’époque) en velours, dans un bleu assorti aux murs se faisaient face. Au milieu, une table basse avec un plateau de marbre froid, sur lequel un bibelot argenté, une sorte de soupière contenait des bonbons plus du tout comestibles provenant du stock de mon arrière grande-mère.
[Celle-ci les semaient partout mais en premier lieu au fond de la poche centrale de son tablier. De même pour les tablettes de chocolat MILKA qu’elle nous refourguait comme des sacs de cocaïne colombienne à l’abri des regards de parents. C’est elle qui m’a donné mon premier billet de 50 FRANCS. Et c’est la première dame que j’ai vu avec des cheveux violets. En avance sur toutes les modes UNICORN à la c*n. Elle sentait bon l’eau de Cologne lavande et avait de grosses veines bleues toutes tarabiscotés sur ses mains en accord avec les couleurs de ses gilets.]
Ce salon était un peu l’idée que je me faisais d’un boudoir où des personnages importants venaient fumer des cigares et dire des banalités tout en ayant l’air de sauver le monde, en plissant la ride du lion, en expirant fort par leur cloison nasale déviée et en se regardant les bottes.
Le dessert consommé ou juste avant de le déguster se mettait en place une chouette diversion. Quelques uns tapaient comme des sourds sur les murs de façon à ce qu’ils tremblent et que l’on comprenne que le Père Noël venait de garer son traîneau en lévitation devant la porte-fenêtre du salon, le temps d’y déposer notre butin. Le souffle court et le coeur bondissant, nous nous laissions gentiment distraire par la personne désignée volontaire. Elle excitait notre impatience tout en nous demandant de minimiser notre brouhaha afin de ne pas perturber la manoeuvre de livraison. Mais ce que nous voulions en vrai, c’était le voir, le toucher, lui voler un bisou, ou un tirage de barbe gratuit.
Les enfants sont programmés pour voir de la magie partout.
Assez rapidement, je dois dire, venait le moment d’ouvrir la fameuse porte du salon. Emerveillement. Stupeur. Mais comment a-t-il fait ? Et si vite ? Tout seul et si vieux ? La fenêtre laissée grande ouverte (master en effets spéciaux) ramenait dans la pièce un froid « polaire » et une impression d’avoir manqué de peu le facteur du Nord. Les voilages dansaient, pris par la musique du courant d’air. Et dans la nuit, le rayonnement des réverbères dehors, juste avant d’allumer la lumière, faisait briller les papiers cadeaux.
L’interrupteur actionné, la vision était époustouflante. Plus nulle part où s’assoir : que des cadeaux partout. Des cubes et des paquets informes, des ptits, des gros, des énormes emballés dans du papier multicolore, scintillant, doré, argenté, holographique parfois ou avec des personnages Disney dessus, et aussi du ruban et des étiquettes. Des petites enveloppes aussi qui sentaient l’indépendance (je me l’achète si je veux, j’ai l’argent, na !) et le goût de gérer ses premiers sous.
L’adrénaline de la destruction
Déchirer, défaire, déscotcher, détruire les couches d’emballages s’approchait dangereusement de la jouissance ultime. Voir à quel point le Père Noël avait pu respecter la liste aussi. L’attente s’avérait tout aussi appétissante que ce qui se cachait sous le film plastique. A la fin, après avoir tout découvert, l’excitation perdurait encore un peu. Il y avait en général UN jouet dont on voulait profiter sur le champ et mettre en place tout de suite (galère des piles bonjour).
Puis l’épuisement : les nerfs avaient été mis à rude épreuve toute la soirée. La tension évacuée, le plaisir consommé. Il était temps de s’envoler vers les rêves avec la satisfaction de se dire « Ca y est, ce jeu n’est plus dans le catalogue, il est à moi. Et quand on va rentrer, je vais bien en profiter. »
Enfin, le réveil pour se souvenir que ce n’était pas un rêve
Le lendemain matin, une odeur de café embaumait la cuisine et la salle à manger, il était servi dans des tasses minuscules, aux parois fines, fragiles. Les reposer dans leurs soucoupes émettait des tintements aigus, légers, ceux d’une vaisselle d’antan. L’odeur de la Brioche présageait d’un nouveau moment de plaisir à partager en pyjama, les yeux encore mouillés de songes. Les mules que ma grand-mère avait aux pieds claquaient sur ses talons à chaque pas et faisaient un bruit épouvantable, un genre de chuintement, sur le lino quand elle traversait la cuisine. Chaque fois qu’elle se levait, c’était pour aller chercher ce que venait de toaster le grille-pain.
Ma grand-mère avait ceci de génial que je lui reconnaîtrai toujours : déjà, elle portait des robes de chambre matelassées venues de l’espace, qui lui donnaient des allures de cosmonaute, et surtout quand elle riait, ses épaules se secouaient un peu, pas frénétiquement comme Philippe Bouvard, mais son rire animait tout son corps et quand elle partait dans de grands éclats, elle rendait ses dents grises merveilleusement jolies, elle se courbait, produisait des notes stridentes, et nous tenait le bras si nous étions à côté comme si elle allait valser de sa chaise ; elle pleurait des yeux et devait retirer ses lunettes pour les essuyer.
Je me suis étendue et pourtant je n’ai pas raconté un 1/10 de tout ce que j’ai à l’esprit. Ces murs me sont sacrés. De même pour l’appartement de mon arrière grand-mère qui se trouvait juste à l’étage au-dessus. Même si je n’y étais pas complètement à l’aise et que bien des endroits là-bas m’effrayaient, j’étais fascinée. J’avais le sentiment d’avoir devant moi quantité de malles ouvertes me donnant accès à des parcelles de vie qui m’ont précédées. Un musée des souvenirs dans le parquet qui craque, ou le brûleur de la cuisine, dans la porte toute petite de l’entrée et les portraits cloués au mur, les draps froids et humides, et le moulin à café À MAIN !…
Parfois, ce sont les lieux qui nous possèdent. Et pas le contraire.
Quel dommage, je n’ai aucune photo de cet endroit magique, ma passion pour la photographie est arrivée plus tard. Alors merci unsplash.com pour avoir agrémenté l’univers nostalgique de mon article par ces merveilleuses photos.
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j’aime beaucoup le titre de ton article… ça me parle et j’y crois !
Merci Virginie ! ^^
Oh superbe ! J’ai plongé avec toi dans cet appartement J’ai pu sentir comme une chaleur moite, un peu de pénombre, une ambiance chargée de bibelots, tableaux et meubles imposants Merci pour ce voyage et ce retour en enfance Cela me permets de me plonger moi aussi dans mes souvenirs chez mon papi et ma mamie Merci !
Ah trop bien, c’est ce que je voulais, que ça invite au souvenir. 🙂
Ils sont jolis tes souvenirs… Et je suis persuadée que, parfois, les lieux ou les objets nous possèdent…
Bisous Ornella 🙂
Merci Cécile. Je suis contente de voir que je ne suis pas la seule à avoir ce sentiment.
Quel beau récit, on aurait presque aimé prolonger l’histoire, en lire encore quelques bribes, se tenir dans cet espace qui nous était étranger au début puis presque familier vers la fin. Certains lieux restent gravés dans nos mémoires. A la lecture de ces lignes sont revenus des souvenirs d’enfance que je chéris.
Merci Ornella
Ooooh merci Marie, c’est adorable !
J’ai rarement lu des articles qui me filaient autant de frissons que le tien. Ce que tu racontes est incroyablement beau, j’aimerais que ce soit un roman à dévorer, tiens!!!!
Je suis trésor touchée par tes mots. Merci beaucoup ! Donner du frisson, c’est un immense cadeau pour moi.
Très chouette ce portrait si je puis dire, on se balade vraiment avec toi à la découverte de la maison et de ta famille. Un bon moment de partage
Merci Laurie ! C’est exactement ça !
C’est un plaisir de découvrir et lire ton article. Des souvenirs partagé ! J’adore Dieppe et y retourne assez souvent, surtout quand les beaux jours sont installés, c’est toujours un régal de prendre un bon bol d’air frais !
A très vite,
Marie.
http://beautycandypink.blogspot.fr
Tu connais bien Dieppe ? C’est rare ! 🙂
Ca fait plaisir ! Merci beaucoup pour ton commentaire !
Oui, certains lieux nous touchent profondément et nous hantent ! merci pour cette belle évocation poétique et nostalgique !
Un plaisir, merci à toi d’avoir pris le temps de lire.
Très beau récit, j’ai aimé te lire. Je suis également habitée par certains lieux de mon enfance. J’y pense souvent, avec une petite pointe de nostalgie !
Merci Astrid ! 🙂 Comme je te comprends !