J’ai vécu quelque chose d’assez étrange sur scène il y a 10 jours. Je jouais mon spectacle et le premier rang était occupé par un certain nombre de personnes âgées. C’est un public peu remuant, peu frétillant, qui dort parfois par manque d’énergie.
Un moment suspendu. A observer une autre sans être vue.
Je ne pouvais détacher le regard d’une dame, toute rabougrie, recroquevillée sur elle-même, enfoncée dans son siège. Elle battait des cils péniblement et semblait complètement absente. Alors je me suis demandée si en elle, elle était également au ralenti, ou si son corps l’emprisonnait, si l’amertume de son visage taisait un éventuel amusement. Je me suis imaginée à sa place, frustrée de voir de jeunes guignols, tout frais sur les jambes, inconscients et naïfs, croquant la vie à pleines dents sans réaliser qu’elle s’échappait bien vite et les dents aussi, tandis que ma vie à moi, ma frivolité, mon indépendance étaient derrière moi. Ca m’a foutu le bourdon, je ne vous le cache pas ! Et pour faire honneur à ce moment si particulier, j’ai écrit une petite chanson pas gaie du tout, dont la première version est a capella. Evidemment, c’est écrit d’hier soir ! Biensûr, personne n’est forcé à écouter. Vous pouvez tout aussi bien lire si dessous.
Prisonnière de mon corps
J’ai 82 ans. Aujourd’hui, c’est sortie spectacle avec tous les résidents. On prend l’autocar. On nous hisse dans l’autocar. On roule près de 120 bornes. On déjeune sur place. J’espère manger mieux qu’à la cantine et que mon dentier tiendra en place. Je suis usée du voyage, mais ça me change de la télé.
Bien assise dans mon petit fauteuil, je suis au premier rang. Je regarde devant, ces artistes que je vois. Ils sont jeunes et se tiennent droits. La santé florissante, ils chantent, ils chantent, ils chantent.
Et moi, je suis là. Les mains posées sur ma jupe. Mes doigts entremêlés caressent la laine piquante. J’voudrais fermer les poings, mes phalanges me l’permettent pas. Articulations soudées, applaudir je tente même pas.
J’ai l’air complètement blasée, la tête penchée sur l’côté. Mes cervicales, voyez, me donnent du fil à retordre. Sur mon visage, pas un rictus. Pas un sourire, le calme plat. D’ici, je vous le concède, j’ai bien tout d’un légume.
Refrain :
Mais non, je suis bien là. Sous ma peau flétrie, le fruit est toujours mûr. Ma chair est molle. Mais mes os semblent plus durs. Me mouvoir est une torture. Presque autant que d’les entendre, ces jeunes gens au regard tendre qui dansent encore.
J’ai trop mangé. C’est pas des portions pour vieux. Je sens mes paupières lourdes. Je cède à la torpeur. J’comprends pas car à l’intérieur, je me passionne pour leur ferveur. Sur scène, ils dégagent tant, ces jeunes pleins de fureur.
J’suis prisonnière de mon corps. Si j’pouvais, je taperais du pied .Mais mes bas de contention me serrent encore plus fort. J’voudrais leur dire qu’ils sont beaux, que moi aussi j’étais belle. Fût un temps, y a longtemps, maint’nant mon corps s’endort.
Je suis condamnée à rester là. En ayant tout l’air d’être ailleurs. Mon oeil a perdu son éclat. J’regarde mais je ne vois pas. J’distingue à peine des visages flous. J’vois les couleurs et puis leur joie. D’ici, je vous le concède, c’est comme si j’y étais pas.
Refrain :
Mais si, je suis bien là. Sous ma peau flétrie, le fruit est toujours mûr. Ma chair est molle. Mais mes os semblent plus durs. Me mouvoir est une torture. Presque autant que d’les entendre, ces jeunes gens au regard tendre qui dansent encore.
Ont-ils seulement idée qu’un jour, je dansais moi aussi, le souffle court ? Je respirais à pleins poumons, sans penser que demain, peut-être, mon heure viendrait. Ont-ils seulement idée qu’un jour, sans crier gare viendrait leur tour ? Profitez, mes enfants du feu brûlant. (fin)
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Une belle poésie dans tes mots Ornella.
Une ode au temps qui passe et nous invite à vivre pleinement aujourd’hui. Un jour, rien ne s’écrit plus de la même façon.
Han Merci Marie, toujours là !